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Paul se souvenait d’un essai d’Edmund Wilson dans lequel il expliquait, à sa manière bougonne si typiquement wilsonnienne, que le critère de Wordsworth pour écrire de la bonne poésie (une forte émotion que l’on évoque dans une période de tranquillité) pouvait tout aussi bien convenir à la plupart des fictions dramatiques. Ce qui était probablement vrai. Paul avait connu des écrivains incapables d’écrire quoi que ce soit après ne fût-ce qu’une banale querelle de ménage ; lui-même éprouvait de la difficulté à former ses phrases lorsqu’il était bouleversé. Mais il y avait des moments où se produisait l’effet inverse ; des moments où il allait travailler non seulement parce qu’il avait une tâche à accomplir, mais parce que c’était un moyen d’échapper à la chose qui le bouleversait, quelle que fût cette chose. D’ordinaire, c’était ce qui se produisait lorsque modifier ce qui le bouleversait lui était impossible.
Il était maintenant dans ce cas. Comme à onze heures elle n’était toujours pas revenue pour l’installer dans son fauteuil, il décida de s’y mettre seul. Attraper la machine à écrire sur le manteau de la cheminée était exclu, mais il pourrait travailler à la main. Il était sûr qu’il serait capable de se soulever pour se poser dans le fauteuil, sans ignorer pour autant que c’était une mauvaise idée de laisser savoir à Annie qu’il en était capable ; mais il avait besoin de son autre ration de came, bon Dieu de Dieu, et il ne pouvait pas écrire allongé dans le lit.
Il se traîna jusqu’au bord du lit, vérifia que le frein se trouvait bien mis sur le fauteuil ; puis il en saisit les bras et se tira lentement jusque dans le siège. Soulever ses jambes pour les placer sur leur support fut le seul moment douloureux. Après quoi il roula jusqu’à la fenêtre et prit son manuscrit.
La clef grinça dans la serrure. Annie le regardait, les yeux comme deux trous noirs calcinés dans son visage. Sa joue droite enflait à vue d’œil, et elle allait certainement finir la matinée avec un œil au beurre noir grand format. Pendant un instant, Paul crut que les traînées rouges qu’elle avait autour de la bouche et sur le menton étaient du sang ; puis il aperçut les petites graines et comprit qu’il s’agissait de confiture de framboises ou de fraises. Elle le regarda ; Paul lui rendit son regard. Tous deux restèrent silencieux un certain temps. À l’extérieur, les premières gouttes de pluie vinrent éclabousser la fenêtre.
« Si vous pouvez vous installer tout seul dans ce fauteuil, Paul, dit-elle finalement, alors je crois que vous êtes capable d’ajouter vous-même vos foutus n. »
Sur quoi elle referma la porte et tourna la clef. Paul resta longtemps immobile à la contempler, presque comme s’il y avait quelque chose de spécial à voir. Il était trop estomaqué pour faire quoi que ce fût d’autre.